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Piano et Enseignement

Piano et Enseignement
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17 mars 2008

Conférence de Beaune

CAUSERIE SUR L'ART ET SON INTERPRETATION

(Document inédit. Collection Association Blanche Selva)

Par Mademoiselle Blanche SELVA

Beaune, 21 Mars 1911

Vincent d'Indy commence l'étude de la composition musicale par ces mots : « L'Art est un moyen de vie .».

En venant m'entretenir quelques instants avec vous, aujourd'hui, de cet Art et de sa réalisation musicale, il me semble utile de redire ici ces mêmes mots : « L'Art est un moyen de vie ».

L'Art est un, en soi ; seule, la manifestation diffère, suivant le procédé employé par l'artiste pour exprimer. Il deviendra, suivant la réalisation extérieure : Architecture, Peinture, Sculpture, Littérature ou Musique. Ce ne sont point là cinq arts, mais cinq branches de l'Art, de l'Art unique.

Si nous voulons rechercher les caractères distinguant l'œuvre d'Art véritable, nous nous trouverons, tout d'abord, en face de l'application de ce principe : il n'y a pas de règles instrumentales, il n'y a pas de règles artistiques, il n'y a pas de règles spéciales à quoi que ce soit ; il y a des lois primordiales, universelles, des lois divines auxquelles tout obéit, ou, du moins, tout doit obéir.

En disant : il y a des lois, je fais erreur; il n'y a pas des lois, il y a une loi.

Cette loi, c'est l'obéissance.

L'Art, unique en son  moyen, qui est l'expression esthétique des sentiments, cherche donc, par cela même, la beauté ; or, la beauté n'est autre chose que l'obéissance à l'ordre.

Par cette obéissance à l'ordre, condition unique de la beauté, s'établit ou se rétablit l'unité et naît la vie.

Pour bien saisir ceci et en comprendre toute la magnificence, il est nécessaire de jeter un rapide coup d'œil sur son principe, afin de bien connaître ce qui est l'assise même sans laquelle aucun monument humain ne peut être construit

Remontons un instant, s'il vous plait, jusqu'à la source même d'où tout découle et où nous trouveront l'explication de toute question. Nous pourrons ensuite, armés de lumière, explorer routes et sentiers sans crainte de nous égarer.

Dieu seul est la vie, et il n'y a de vie qu'en Dieu.

En obéissant à ses lois, et dans la mesure où nous obéissons, nous nous unissons à Lui, et II mous communique sa vie

En refusant l'obéissance, nous refusons l'unité.

Sans l'unité, nous ne pouvons recevoir la vie, que nous ne possédons pas par nous-mêmes.

L'obéissance est donc la loi vitale, elle régit l'atome comme le chérubin. Elle va se retrouver, nécessairement, à la base même de toute manifestation de l'Art;

Si l'homme est un microcosme, en lequel se reflète la création entière, l'Art étant la plus haute expression de lui-même que l'homme possède le sera aussi, et la loi universelle et essentielle d'obéissance sera sa condition d'existence.

De cet Art splendide, émanation divine, fleur céleste, toujours épanouie et toujours rayonnante, ne faisons donc jamais un métier ; ne le croyons pas davantage un simple passe-temps, c'est-à-dire une chose aussi vide de sens que le mot qui la nomme.

Efforçons-nous de comprendre que nous devons à cet Art un très grand respect et un très grand amour. Sachons qu'il doit être noble en son objet et pur en ses manifestations.

Que nous soyons compositeurs ou interprètes, l'Art va communiquer aux autres notre pensée. C'est le fond de nous-mêmes qui va être révélé ; ce sont nos secrets désirs, nos aspirations les plus intimes qui vont se trouver réalisés et divulgués.

Quelle noblesse, alors, doit revêtir l'âme de l'artiste !

Quelle responsabilité lui incombe !

Dès que nous sommes en possession de. la partie technique de l'instrument que nous avons choisi, voici que nous sommes, de ce fait, en possession d'une langue merveilleuse et terrible par laquelle nous pouvons faire beaucoup de bien, mais aussi, hélas ! beaucoup de mal.

Plus habile sommes-nous à manier cet instrument réalisateur, plus augmente notre responsabilité, puisque notre puissance est d'autant; plus grande que notre langue est plus docile à suivre notre volonté pour traduire notre pensée et y associer celle des autres.

Cette habileté à manier l'outil : plume, clavier, archet, bâton de chef d'orchestre, nécessaire chez le musicien, est un écueil effroyable où ont sombré beaucoup de ceux qui usurpent le noble titre d'artiste, ceux qui ne sont arrivés qu'à être des «virtuoses», tant compositeurs qu'exécutants.

Sans doute, il faut être maître de toute la partie matérielle de son art et il faut chercher à y acquérir la plus grande habileté possible mais, précisément, il faut être le maître de cette matière, et non son esclave.

Il faut vaincre toute difficulté pour arriver à librement exprimer la pensée, mais cette difficulté doit être vaincue pour arriver à exprimer, et non pour exhiber l'habileté de celui qui l'a vaincue.

La réalisation artistique n'a qu'un but : la mise en lumière de la vérité. Or, le « virtuosisme » est précisément le service de l'erreur, en tant qu'exécution, et n'a d'autre but que la mise en valeur de l'exécutant, soit compositeur, soit interprète. L'exécution, qui n'est qu'un moyen, se propose alors elle-même comme but.

La réalisation artistique comporte, tant dans les personnes que dans les choses, l'harmonieux agencement d'éléments divers et souvent opposés ; c'est la mise en place, en plan et en valeur, de ces divers éléments.

Cette mise en place comporte donc, nécessairement, des ombres et des lumières. Pour que le plan soit équilibré, il est obligatoire que certaines choses soient subordonnées à d'autres. Certaines doivent, même, disparaître extérieurement. La clarté d'une composition, comme d'une interprétation, dépend en grande partie de l'effacement volontaire de beaucoup d'éléments. C'est cet effacement volontaire, dont les virtuoses ne veulent point entendre parler.

Pourtant, nous allons le constater dans un instant, cet effacement est la condition primordiale de l'interprétation. L'interprète doit disparaître pour que l'œuvre se réalise. II doit se donner tout entier et ne jamais penser à lui.

Et si cela est déjà nécessaire chez le compositeur, combien davantage encore chez l'instrumentiste ! Si le compositeur ne doit être, réellement, que le serviteur de son art, l'interprète véritable n'est que le serviteur de ce serviteur, et son unique gloire est de passer inaperçu.

Réjouissons-nous donc, interprètes, lorsqu'on ne se souciera pas de nous et que ceux auxquels nous aurons parlé auront oublié notre présence pour sentir l'œuvre que nous leur traduisons. Ce jour-là, nous aurons été à notre vraie place et notre habileté aura atteint son but, puisqu'elle et nous, enfin, auront disparu.

Vincent d'Indy, étudiant la création artistique, dit ceci :

« La force qui pousse l'artiste à créer, c'est le besoin d'exprimer ses sentiments et de les communiquer aux autres par des œuvres.

« L'origine de toute œuvre d'Art est dans l'impression. Celle-ci, en effleurant l'âme, y produit le sentiment ; par sa durée, elle détermine l'émotion qui, dans sa forme la plus aiguë, peut aller jusqu'à son terme extrême : la passion.

« Pour créer, au sens artistique du mot, il est nécessaire d'avoir été ému et d'avoir la volonté de traduire cette émotion. »

Tout ce qui vient d'être dit sur la création artistique peut s'appliquer à l'interprétation musicale.

L'interprète, ayant été ému par une œuvre, a besoin d'exprimer ses sentiments et il a la volonté de les traduire par l'exécution de cette œuvre.

L'interprète, s'efforçant de faire siens les sentiments que l'auteur avait en vue d'exprimer, a été frappé de tel où tel caractère de l'œuvre et va exprimer, non pas cette oeuvre devenue pour lui un objet, mais le sentiment que cette œuvre lui fait éprouver. Plus profondément il aura subi l'impression de l'œuvre, plus fortement il l'exprimera.

La composition a exprimé ses sentiments en une oeuvre, au moyen des éléments de son art : rythme, mélodie, harmonie ; c'est au moyen de cette oeuvre que l'interprète va exprimer les siens.

L'interprète se servira, pour retrouver, l'âme même de l'œuvre, de la figuration graphique du dessin musical en lequel le compositeur a enfermé sa pensée comme dans un moule. Disons cependant que, quel que soit son ferme désir de disparaître entièrement, alors même qu'il est absolument dans l'esprit de l'œuvre et pénétré des sentiments de son auteur, l'interprète exprimera toujours, non seulement le sentiment de cet auteur, mais, nous l'avons déjà vu, par leur moyen, les siens propres.

Nous constatons ici des manifestations de la loi vitale d'obéissance déjà énoncée. En s'efforçant de renoncer entièrement à sa volonté propre pour accomplir en tout celle de l'auteur, l'interprète trouve sa vie; en ce contact qui lui donne l'unité, et l'œuvre vit en lui et il vit en cette œuvre.

C'est alors que l'interprète devient, lui-même, un créateur. Il est, il doit être du moins, comme le complément de cet auteur ; c'est à lui que l'œuvre est confiée, il doit s'efforcer de la connaître et de l'aimer.

C'est pour cela que, chez lui, deux facultés doivent être tout particulièrement développées : l'intelligence et le cœur.

L'intelligence lui permettra de saisir les rapports intimes, profonds, élevés et étendus entre les idées et les choses ; le cœur (ou sensibilité) lui fera aimer ces choses que connaît l'intelligence et lui donnera le désir de faire participer les autres à cette connaissance.

L'exactitude de l'interprétation, comme sa personnalité, son originalité, dépendent, aussi bien que pour la création, de la sincérité et relèvent de la conscience artistique.

Beaucoup de gens s'imaginent que, pour être personnels, il faut se borner à tel ou tel objet spécial, ignorer ce que font les autres, à moins que ce ne soit pour faire, de parti pris, autrement qu'eux. A les croire, le caprice individuel serait le seul maître et le seul guide.

C'est tout le contraire qui a lieu. En s'efforçant d'apprendre le plus possible, l'artiste s'assimile des substances qui lui sont encore étrangères, soit en élévation soit en profondeur et qui agrandissent sa propre substance  ; Il élimine les éléments viciés dont il a déjà épuisé la sève et qui ne sont plus capables de le nourrir ; il arrive ainsi, telle une chrysalide, par accroissements progressifs jusqu'à la parfaite éclosion de sa personnalité

Le même phénomène se produit chez l'auditeur attentif, et, ne. serait-ce que pour augmenter sa valeur propre pour développer ,sa compréhension, on devrait toujours chercher à travailler soi-même, quand bien même on n'aurait pas l'intention de se faire interprète, ni les aptitudes à le devenir.

Ce que l'on aura appris en musique s'exprimera peut être par quelque autre moyen ; en tous cas, ce ne sera jamais perdu, à condition de saisir les causes et non de s'en tenir aux effets.

C'est pour cela qu'il importe de bien comprendre qu'en faisant étudier les jeunes enfants, il faut donner a leurs études une base fondamentale, sans laquelle rien ne peut se faire dans le sens de l'Art véritable, et par la quelle ils acquerront un vrai et probe talent. Il faut comprendre surtout que les solides assises ainsi mises à la base de leur éducation artistique développeront toutes leurs facultés, agrandiront leur intelligence entière, affineront leur sensibilité et, par la vision plus nette des conditions de beauté, leur ouvriront la voie des joies pures et élevées, en faisant éclore et grandir dans leur cœur l'amour du Beau, du Bien et du Vrai qui, malgré tout ce qu'on en peut dire, sont et restent une seule et même chose.

Ne traitons donc pas l'étude de l'Art comme une chose futile, ce que l'on a appelé un « art d'agrément », et ne limitons pas, sous prétexte que l'on n'en doit point faire une carrière, le temps consacré à cette étude.

Apprenons aux jeunes intelligences à se pencher avec respect et amour sur toute manifestation de beauté ; demandons à la volonté de faire effort pour travailler dignement et avancer dans le chemin de la perfection.

L'étude d'Art, ainsi comprise, est un admirable travail moral.

Pour être des artistes véritables, que faut-il donc? D'abord, ceci va de soi, il faut un don, un don inné sans lequel toute étude est nulle.

Mais si ce don est laissé inculte, il demeurera infructueux. Plus le don est grand, plus le terrain est riche, plus longtemps, plus profondément, il devra être travaillé. Les pierres précieuses n'ont-elles pas besoin d'être taillées et de recevoir la lumière sur plusieurs  facettes pour briller de tout leur éclat ? Ainsi dû génie.

Un artiste, quelque bien doué qu'il puisse être, ne sera complet et ne donnera pas sa mesure s'il ne possède une solide culture générale ; si, indépendamment de son art, il n'est pas apte à s'intéresser à toute chose grande et profonde, à s'émouvoir devant toute beauté, morale, artistique ou naturelle. La multiplicité de ses connaissances élargira sa compréhension musicale et tous les sentiments, toutes les émotions ressenties, un peu partout, s'exprimeront dans son œuvre, dans son interprétation et la rendront, à leur tour, émouvante et vaste.

Au point de vue musical, le point capital, il semble enfantin de le dire, est de lui donner pleine connaissance de la langue qu'il doit parler. Il doit, semble-t-il, évidemment connaître la musique. Il semble enfantin de le dire … et pourtant, l'ignorance de cette langue est le mal même dont souffrent presque tous ceux qui sont appelés à la traduire pour les autres.

C'est au professeur qu'incombe le soin de révéler le sens de cette langue, et pour apprendre à la parler, il donnera connaissance de toute la technique de l'instrument, non point de cette technique conventionnelle qui aboutit, au résultat le plus antiartistique qui soit, mais de la vraie technique, donnant le moyen d'exprimer librement la pensée. Jamais ne devrait s'oublier ce principe primordial de l'étude : la technique provient de l'expression et y retourne.

La technique est l'ensemble des moyens matériels nécessaires pour arriver à la plus parfaite expression de la pensée.

En même temps que l'élève apprendra à se servir de son instrument, il sera initié à l'histoire de son art, il aura connaissance des particularités typiques de chaque auteur, du style afférent aux diverses époques, et comment un auteur représente son époque ou y échappe.

Il connaîtra (tout au moins sommairement) la forme des compositions qu'il exécute, et le sens des noms qui les désignent. Il saura l'interprétation qu'il convient de donner à chacune des grandes formes principales ; les mots : fugue, suite, sonate ou autres cesseront de représenter pour lui une énigme. Comment pourrait-il guider ses auditeurs à travers les dédales d'un monument dont il ignore lui-même le plan. Un interprète véritable doit recevoir exactement la même éducation qu'un compositeur ; à cette condition seulement, ils parleront la même langue et pourront alors s'unir dans le service dévoué et respectueux de leur art.

Tel est l'abrégé de ce que doivent être  enseignement et l'étude de l'Art, enseignement fécond, étude substantielle et splendide que nous voudrions aider chacun, professeur et élève, à comprendre et à réaliser, certaine que nous sommes que le jour où ils auront compris, ils seront, comme nous, remplis d'une telle joie que toute la fatigue de l'enseignement disparaîtra pour eux.

0 professeurs, et vous, surtout, professeurs de débutants, vous que nous voudrions qu'on appelât les grands professeurs, regardez votre tâche dans la vraie lumière, contemplez sa grandeur, estimez-vous heureux d'avoir à remplir une mission si haute et si noble ; c'est vous qui, les premiers, allez semer le bon grain ; c'est vous qui veillerez sur la plante naissante ; c'est grâce à vous que la fleur pourra s'épanouir dans toute sa beauté, et c'est vous qui aurez hâté la maturité du bon fruit. De vous dépend presque tout, et si vous avez été traître à votre mission, quelquefois le mal, pour votre élève, est presque irrémédiable.

Voyez donc la gravité de votre rôle. Aimez vos élèves, mais aimez surtout ce que vous leur apprenez.

Et vous, interprètes, qui devez aller de par le monde, déchirant les voiles et découvrant les horizons, qu'elle est belle et grande votre tâche. Aimez, vous aussi, aimez et servez !

C'est vous qui devez ouvrir la route où, après vous, à votre suite, d'autres marcheront. C'est vous qui devez élever à vous, pour la donner à l'Art, la foule avide de vous entendre ; ce n'est pas vous qui devez aller à elle.

Vous ne devez pas vous avilir à contenter les bas instincts de la majorité du gros public; ce n'est pas le public que vous servez, c'est l'Art. Ou plutôt, vous les servez tous deux si vous savez rester dignes et purs, .car vous êtes l'éducateur de vos auditeurs, et quel meilleur service pourriez-vous leur rendre, que de les élever à une connaissance plus éclairée de ce qu'il y a de plus beau ?

A l'œuvre donc tous ! Professeurs, interprètes, donnons-nous ! et, par notre exemple, apprenons aux autres à se donner. En toute simplicité, oublions-nous, Servons ! Servons avec joie, servons avec enthousiasme ! Notre tâche est unique et elle est bonne ; nous sommes tous apôtres de la même Beauté, et si la diversité des dons donne plus d'éclat apparent à celui-ci qu'à celui-là, et les conduit par des routes inégalement brillantes, n'oublions jamais, ni les uns ni les autres, que tout cela n'est, en réalité, qu'une apparence et que la vraie grandeur de l'artiste se mesure à la profondeur de son amour.

La loi de l'obéissance volontaire, qui est, nous l'avons vu, la loi de l'Art comme elle est la loi du monde, n'est autre chose que la manifestation de l'Amour. Que la divine Charité soit la lumière toute puissante, le feu ardent, la source même, qui éclaire, qui embrase l'artiste et en laquelle il puise toute force et toute vie !

L'Art est une sublime louange inventée par l'Amour, et cet Amour qui en est le principe en est aussi la fin !

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17 mars 2008

Blanche et son derviche

Castera_et_BS_caricature

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